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Implications de la dernière décision rendue dans l’affaire Prestige

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a récemment rendu une décision sur un des aspects du déversement d’hydrocarbures impliquant le pétrolier Prestige.

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La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a récemment rendu une décision sur un des aspects du déversement d’hydrocarbures impliquant le pétrolier Prestige. Bien que la résolution complète de l’affaire prendra encore plusieurs années, il vaut la peine d’évaluer les répercussions potentielles de cette décision et la robustesse des conventions internationales relatives aux dommages causés par le déversement d’hydrocarbures par des pétroliers.

20 ans de litige judiciaire

En novembre 2002, le pétrolier Prestige a subitement donné de la gîte dans le golfe de Gascogne lors d’un voyage de Saint-Pétersbourg vers l’Asie de l’Est. Les demandes du capitaine Apostolos Mangouras visant à accéder à un port de refuge en Espagne ont été refusées. Les autorités espagnoles ont dirigé le navire loin de la côte. Six jours plus tard, le navire a coulé, contenant une cargaison d’environ 77 000 tonnes métriques de mazout lourd. La pollution subséquente a affecté une grande partie de la côte nord de l’Espagne et de la côte atlantique sud de la France.

La France et l’Espagne étaient toutes deux parties à la Convention sur la responsabilité civile (CRC) de 1992 et à la Convention sur le Fonds de 1992 (le Fonds). Le Prestige était assuré par le London P & I Club (London Club), et sa couverture d’assurance comprenait la responsabilité en matière de pollution. En vertu de la CRC, le propriétaire du navire avait le droit de limiter sa responsabilité à 26,7 millions de dollars américains, le Fonds fournissant une compensation pour 144 millions de dollars américains supplémentaires. En 2003, le London Club a payé la partie des réclamations liées à la pollution attribuable au propriétaire du navire, conformément aux règles en place et aux dispositions du certificat CRC pertinent (carte bleue).

Il convient de noter que les experts du Fonds ont évalué les dommages totaux à environ 350 millions de dollars américains, tandis que des conseillers en gestion de déversement, l’ITOPF, ont considéré que les réclamations liées à la pollution auraient pu être couvertes par le montant maximal de la CRC si le refuge avait été autorisé. Toutefois, les réclamations présentées aux propriétaires du navire relativement aux dommages causés par la pollution dépassaient les 2,3 milliards de dollars américains.

Le parquet espagnol a entamé des poursuites criminelles contre plusieurs membres de l’équipage haut placés, dont le capitaine, ainsi que l’agent espagnol ayant refusé refuge au navire. Toutes les parties ont été acquittées en 2013 à la suite d’un procès de sept mois.

En parallèle, un arbitrage a été entamé à Londres par le London Club, dans le cadre duquel celui-ci a déclaré n’avoir aucune responsabilité au-delà de celle prévue aux termes de la CRC. Cette décision arbitrale a été maintenue par les tribunaux anglais, malgré une contestation par l’Espagne et la France.

Entre-temps, les acquittements ont été portés en appel en Espagne. La Cour suprême d’Espagne (volet criminel) a renversé l’acquittement du capitaine, sans droit d’appel. Ce verdict de responsabilité criminelle a permis à la Cour suprême d’établir une responsabilité civile, de même qu’une responsabilité indirecte des propriétaires du navire pour la négligence du capitaine. De plus, la Cour suprême a établi que, en vertu du droit espagnol en matière d’action directe, le London Club était responsable des réclamations liées à la pollution par hydrocarbures jusqu’à concurrence de la limite de sa police, c’est-à-dire 1 milliard de dollars américains.

Le 1er mai 2016, le Steamship Mutual P & I Club a publié un long commentaire à propos du premier jugement. Plusieurs éléments ont été soulevés dans l’extrait suivant :

« Les arguments présentés par la Cour suprême [espagnole] peuvent être sérieusement mis en doute. Premièrement, parce que la CRC a été établie afin de protéger le droit des assureurs responsabilité de limiter leur propre responsabilité. L’action fautive du capitaine n’interfère pas avec le droit des assureurs de limiter leur propre responsabilité, ce qui est très clair dans la CRC. »

Vingt ans après l’événement, après de nombreuses et longues batailles juridiques à Londres et, plus récemment, à la CJUE, le différend n’est toujours pas résolu.

Les implications de la décision de la CJUE

En juin 2022, la CJUE a statué que les démarches d’arbitrage entamées par le London Club au Royaume-Uni (conformément aux dispositions des règles du club), de même que les jugements de la cour anglaise qui en résultaient et en permettaient l’application, ne pouvaient empêcher la reconnaissance du jugement de la Cour suprême d’Espagne.

Le London Club a commenté comme suit :

« … la décision de la CJUE [...] entre en contradiction avec les points de vue bien étayés de la Commission européenne et de l’avocat général de cette même CJUE, tous deux ayant estimé que les jugements anglais devraient empêcher la reconnaissance et l’application du jugement espagnol. La portée et l’impact du jugement de la CJUE devront être pris en compte dans leur entièreté et sa pertinence sera ultimement interprétée par les tribunaux anglais, en considérant notamment que la Cour d’appel anglaise a maintenu que la référence [par la Haute Cour] à la CJUE n’avait pas lieu d’être. »

Il sera maintenant du ressort des tribunaux anglais de déterminer dans quelle mesure le jugement de la CJUE appuie les motifs justifiant l’opposition du London Club à appliquer le jugement de la Cour suprême d’Espagne. Les tribunaux anglais devront déterminer si la référence à la CJUE à la base du jugement est valide (la Cour d’appel anglaise ayant maintenu que cette référence n’avait pas lieu d’être) et si les conclusions respectent ou non le champ de compétence de la CJUE.

Toutefois, le jugement de la CJUE n’a pas d’incidence sur les demandes reconventionnelles distinctes entamées par le London Club contre l’Espagne et la France pour violation de la convention d’arbitrage.

Reste à voir la façon dont cette affaire évoluera. Que les démarches du London Club devant les tribunaux anglais soient couronnées de succès ou non, le jugement de la Cour suprême d’Espagne ne disparaîtra pas. Cet enjeu devra être résolu d’une manière ou d’une autre.

Nous avons demandé à Mike Hall, président du Comité de réassurance du Groupe international, de commenter. Il a répondu comme suit :

« La compréhension du Groupe est que, malgré ce dernier jugement, la cause se poursuit. Un certain nombre de poursuites judiciaires sont déjà en cours, dont des contestations et des demandes reconventionnelles, ce qui pourrait faire annuler le jugement et aider à protéger la position du Club. Le système reconnu internationalement pour la compensation de la pollution par hydrocarbures par le FIPOL (Fonds international d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures) a entraîné le paiement complet aux tribunaux espagnols des montants maximums en vertu des limites prescrites pour distribution aux demandeurs. Il est donc décevant que l’Espagne tente d’obtenir des sommes dépassant les limites prescrites par les conventions pertinentes. »

Une situation comparable à l’affaire Prestige pourrait-elle se reproduire?

Pour l’avenir, le risque que la saga juridique Prestige se répète semble peu probable, du moins en Europe.

Steamship Mutual a exprimé des inquiétudes quant à des interprétations incohérentes des dispositions de la CRC encadrant les limites de paiement. Cette situation a été clarifiée par l’adoption d’une interprétation uniforme [résolution A.1165(32)] par l’assemblée de l’Organisation maritime internationale (OMI) en décembre 2021.

La résolution A.1165(32) a clarifié un certain nombre d’éléments clés au cœur de l’affaire Prestige :

  • Elle a établi que le test encadrant le droit de limiter la responsabilité, tel qu’il est présenté à l’article 6 du protocole de 1992 de la CRC, doit considérer ce droit comme étant, par nature, pratiquement irrévocable. Il peut être uniquement révoqué dans des circonstances très limitées, en se basant sur le principe d’irrévocabilité.
  • Elle a également souligné que le droit de se soustraire à la limite prescrite serait uniquement applicable dans les cas où le degré de culpabilité s’apparente à celui d’une action fautive délibérée. Il s’agit d’un degré de culpabilité supérieur à celui d’une négligence grossière, ce qui priverait le propriétaire du navire du droit d’être indemnisé en vertu de sa police d’assurance maritime.
  • Elle a établi clairement que le comportement des parties autres que le propriétaire du navire (par exemple, le capitaine, l’équipage ou encore les employés du propriétaire du navire) n’est pas pertinent et ne devrait pas être considéré lorsqu’on cherche à déterminer si les critères du test ont été respectés.

La question de l’accès à un lieu de refuge par les navires en détresse a été examinée par l’OMI dès 2003, peu de temps après l’affaire Prestige. Des lignes directrices [résolution A.949(23)] ont été dûment émises, leurs paramètres de base étant les suivants :

« [Les lignes directrices ont été élaborées] de façon à maintenir un équilibre adéquat et équitable entre les droits et les intérêts des États côtiers et la nécessité de fournir de l’aide aux navires endommagés, hors service ou en détresse en mer pour toute autre raison.
En considération des lignes directrices de l’OMI, il serait très souhaitable que les États côtiers désignent des lieux de refuge auxquels les navires (particulièrement les pétroliers chargés) pourraient accéder lorsqu’ils ont besoin d’assistance au large des côtes de ces États. De plus, ils pourraient établir des plans d’urgence appropriés, au lieu d’être mal préparés face à de telles situations et, ainsi, risquer de prendre la mauvaise décision en improvisant ou, dans le feu de l’action, agir sous la pression de groupes représentant divers intérêts. »

Les États membres de l’UE ont reconnu les limites de la résolution A.949(23) et, en février 2018, ont publié une version finale et améliorée des lignes directrices opérationnelles de l’UE sur les lieux de refuge.

Le principe probablement le plus important est étayé à l’article 6.1.2, qui stipule ce qui suit :

« 6.1.2 Décision de ne pas accorder refuge
Des évaluations des risques ou des visites d’inspection doivent toujours être effectuées avant de prendre une décision. À moins d’une situation jugée non sécuritaire, il ne doit y avoir aucun refus sans inspection. L’État qui reçoit une demande d’accorder refuge ne peut refuser en se fondant uniquement sur des motifs commerciaux, financiers ou d’assurance. »

Dans le contexte de l’affaire Prestige, le principe d’« aucun refus sans inspection » est particulièrement pertinent : si le Prestige avait été autorisé à entrer dans un port ou un lieu de refuge, comme demandé par le capitaine, le déversement aurait pu être évité.

La résolution de l’affaire Prestige devrait prendre encore plusieurs années et son dénouement est incertain. Il n’y a certainement aucun risque imminent que le London Club soit contraint de satisfaire le jugement de la Cour suprême d’Espagne. Il se pourrait même qu’il n’ait jamais à s’y contraindre.